UE-AL, 1990-2015 : Apres la perte de terrain, ou allons-nous?

Citizen Correspondent

Par Viktor Sukup

Depuis 1990, les relations commerciales entre l’Europe et l’Amérique Latine et les Caraïbes ont connu d’abord un recul relatif très important, puis, à partir du tournant du siècle, leur part s’est stabilisée sur un niveau modeste, entre 10 et 15% du commerce extérieur total de la région. Les investissements européens y ont cependant gardé un niveau assez élevé, plus que ceux des Etats-Unis, dont le poids commercial dans la région a fortement augmenté puis reculé pendant ce quart de siècle. Celui de la Chine est devenu important depuis l’an 2000, au point de rivaliser avec celui de l’Union Européenne ces dernières années, et ses investissements y ont également un poids certain. Dans l’ensemble, l’Europe a donc perdu beaucoup de terrain, malgré la multiplication d’accords avec la région, d’abord au bénéfice des Etats-Unis, puis de la Chine. Mais elle garde des atouts intéressants, notamment sur le plan environnemental –énergies renouvelables etc.- et en matière de « modèle social », qu’elle pourrait mieux mettre en relief, à Cuba, en Amérique du Sud et ailleurs dans la région…

Des évolutions internes et de connections globales changeantes

En 2015, les relations bi-continentales ne sont en principe guère prioritaires pour les deux parties, mais elles ont un potentiel considérable pour chacune d’elles, si -mais seulement si- elles dépassent une vue étroite de bénéfices commerciaux et spéculatifs à court terme. Les Etats-Unis sont vus, non sans raison, avec quelque méfiance, et leur projet de zone de libre-échange continentale a été fort heureusement enterré au sommet des Amériques de Mar del Plata en 2005. Les relations avec la Chine ont pour l’Amérique Latine un caractère encore nettement plus «Nord-Sud» que celles avec l’Amérique du Nord et l’Europe, ce qui a déjà amené, avec d’autres éléments, dès 2012, un analyste connu à parler de «la fin de l’idylle avec la Chine». En écho, même le président du Conseil des Entrepreneurs Brésil-Chine s’est inquiété de ce que les importations depuis l’Empire du Milieu puissent ruiner l’industrie brésilienne. Et le grand quotidien conservateur-libéral argentin dénonce, dans la signature d’un pacte spécial avec la Chine, une nouvelle dépendance financière et un accès prioritaire des Chinois aux ressources minières et autres, susceptible de déplacer, par exemple, des entreprises brésiliennes…

Si elle mise sur un vrai partenariat, l’Europe peut offrir une relation plus intéressante du point de vue commercial mais surtout en matière technologique et de promotion des énergies renouvelables, un élément crucial de l’avenir. Vu les avantages comparatifs en matière de ressources naturelles et de capacités technologiques, et donc les complémentarités importantes, ceci pourrait déboucher sur une association extrêmement profitable pour les deux côtés.

Une telle association devrait notamment être propice, également, à la promotion de méthodes de production et de modèles de consommation plus «durables» en vue d’affronter les défis du changement climatique qui se fait aussi sentir de plus en plus dans les Amériques. L’UE insiste sur une politique de négocier de préférence avec des blocs de pays, dans la mesure où ceux-ci fonctionnent réellement, plutôt qu’avec des pays individuels comme le font les Etats-Unis, ce qui signifie en général «diviser pour régner». Des coopérations triangulaires avec des pays comme le Brésil -toujours plus présent dans tout le continent et aussi en Afrique, entre autres-, l’Argentine -à nouveau un partenaire intéressant après sa spectaculaire renaissance post-2001-, le Mexique -trop étroitement lié aux Etats-Unis mais plein de potentialités aussi pour d’autres- ou Cuba -qui jouit d’une réputation très positive, par exemple dans les Caraïbes et en Afrique, pour sa coopération efficace en matière de santé et d’éducation-, pourraient s’avérer très intéressantes pour tous: en effet, la forte croissance des années 2002-8 n’a guère apporté un véritable changement des structures productives, ou trop peu au regard des possibilités: le Brésil a plutôt enregistré une «reprimarisation» de ses exportations, avec un bilan négatif depuis 2006 de ses échanges extérieurs de  produits industriels, et l’Argentine a connu une diversification limitée des siennes, sans diminuer dans celles-ci le poids toujours dominant des matières premières et des produits peu élaborés. Quant au Mexique, qui n’a pas participé au tournant de gauche, s’il a augmenté fortement ses exportations industrielles, on ne peut guère parler d’un succès des vingt ans de politique d’intégration avec les Etats-Unis, comme le reconnaissait sans ambages le quotidien britannique libéral de référence. Concernant le Chili, tant encensé en général, un autre quotidien renommé de pareille tendance n’hésitait pas à titrer, récemment, «Le modèle économique en question».

De toute façon, la période de croissance rapide, parfois à des taux presque « chinois » comme en Argentine après 2003, est terminée, et la crise est là, à peu près partout dans la région, en particulier dans les pays les plus grands qui sont en définitive ceux qui comptent. Il n’y a plus, disait récemment le quotidien conservateur allemand de référence, que des « petites îles de croissance en Amérique du Sud » comme le Paraguay,  l’Uruguay et la Bolivie…

Un partenariat EU-ALA après la chute du Mur des Caraïbes

Pour l’Europe, la relation avec la région est une «association stratégique» prometteuse si elle est engagée sur ces voies nouvelles et imaginatives, en s’appuyant sur la complémentarité économique toujours évidente, les étroits liens historiques et les valeurs -démocratie, droits de l‘homme, culture- partagées, tel que l’ont souligné à maintes reprises les leaders des deux côtés.

Dans la nouvelle étape ouverte fin 2014 avec la «chute du Mur des Caraïbes» -la reprise des relations diplomatiques entre Cuba et les Etats-Unis après 54 ans de rupture-, l’Europe aura une partie complexe à jouer pour rester un acteur important dans la région. Les Etats-Unis vont sans doute regagner du terrain perdu par leur inflexibilité passée face à Cuba. Elle a des atouts importants, comme son «modèle social européen» moins inégalitaire et au fond plus efficace que celui qu’implique le capitalisme anglo-saxon libéral, et son attitude plus compréhensive que celle des Etats-Unis vis-à-vis du régime issu de la révolution de 1959. Parmi les clés d’une nouvelle relation réussie, des projets de coopération triangulaire avec Cuba dans les Caraïbes pourraient être des possibilités intéressantes pour tous, comme dans ce cas extrême des nécessités non satisfaites que constitue Haïti, toujours en convalescence difficile cinq ans après son tremblement de terre apocalyptique. D’autres synergies ont d’ailleurs un grand potentiel, comme entre les DOM français et Haïti ou entre l’Espagne et Cuba. On peut penser, aussi, que l’Europe et la Chine, de façon croissante active dans les Caraïbes et notamment à Cuba -sans doute l’un des facteurs derrière la décision de Washington- puissent être, ici comme ailleurs, des partenaires autant que des rivaux, par exemple dans le domaine de l‘énergie.

L’un des points principaux où Européens et Latino-Américains devraient pouvoir engager une collaboration dynamique et très utile est en effet celui de l’environnement, du changement climatique et des nouvelles technologies dans ces domaines, où l’Europe a encore des avantages comparatifs mais où la Chine avance très vite. L’Amérique Latine subit, elle aussi, les conséquences de ce changement, et l’Europe est en principe à la pointe des efforts pour le freiner. Or, cette région commence à prendre conscience de l’urgence d’une action mondiale conséquente. Quatre aspects le démontrent: les glaciers des Andes reculent de façon accélérée, les Caraïbes se trouvent parmi les régions les plus affectées par la montée des eaux de mer et risquent de voir accrue la force dévastatrice des ouragans qu’elles souffrent toujours pendant la seconde moitié de l’année; et 2014 aura été une année extrême pour les deux plus grandes villes du Sud: à Sao Paulo, le manque d’eau due à la sécheresse -liée, elle, à la déforestation de larges régions de l’intérieur du pays- a failli devenir catastrophique, alors que Buenos-Aires a connu un trop-plein de pluies torrentielles désastreuses jamais vu depuis plus d’un siècle.

Il est évident que l’Europe n’a guère la capacité ni même la vocation d’éviter ou de soulager directement ces problèmes. Mais une offensive mondiale avec les autres grands acteurs -aujourd’hui que les Etats-Unis et la Chine semblent enfin s’engager dans cette voie- aura bien sûr des effets pour freiner leur aggravation. Et ce serait aussi une raison valable de revendiquer la place de l’un des leaders du monde, qu’elle est, autrement, en voie de perdre. En tout cas, elle peut utilement collaborer avec l’Amérique Latine en promouvant l’utilisation des énergies nouvelles et les économies d’énergie, des domaines où son expertise est connue. On y ajouterait volontiers des éléments de recyclage, d’«économie circulaire» et autres aspects d’une économie nettement moins gaspilleuse. Cela constitue d’ailleurs l’un de ses principaux avantages comparatifs, qu’elle aurait tout intérêt -y compris pour les bénéfices qu’elle pourra en retirer elle-même, directement et indirectement- à faire valoir aussi dans ses relations avec la Chine, l’Inde et d’autres. Elle devrait aussi suggérer que, comme en Asie orientale, l’accent soit mis bien davantage sur les transports publics en vue d’endiguer, ou de ne pas laisser encore enfler, les bouchons urbains toujours plus monstrueux: en Argentine et au Brésil, par exemple, le nombre de voitures particulières a plus que doublé en une décennie, alors que les transports publics n’ont guère progressé et subissent le contre-coup des embouteillages intensifiés, et même dans les petites capitales des Caraïbes, ces bouchons sont bien pires que dans des villes européennes de taille comparable. Ici et ailleurs, et plus encore dans les pays particulièrement tentés par l’American Way of Life comme le Venezuela et Cuba, le «rêve européen», avec quelques très nets avantages sur le plan de l’environnement, de l’équité sociale, de la qualité de la vie et dans bien d’autres domaines, tel que décrit certes avec trop d’optimisme mais non sans réalisme, il y a une décennie, par un important analyste américain, pourrait sans aucun doute constituer un correctif souvent très utile…

 

Viktor-Sukup-e1425939296816-284x300Viktor Sukup est analyste de politique et d’économie internationales, membre de la direction du Club of Rome/Bruxelles et de l’Institut des Relations Inter-Universitaires entre l’Europe et l’Amérique Latine et les Caraïbes (IRELAC), Bruxelles; auteur d’une demi-douzaine de livres sur l’Europe, l’économie mondiale et l’Amérique Latine; professeur d’économie internationale à l’Université de Buenos-Aires pendant les années 90 et fonctionnaire de la Commission Européenne de 2000 à 2012.

 

 

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